C’est désormais attesté par Variety : les studios organisent des commissions pour vérifier en amont que leur marketing ne les expose pas à la vindicte des gardiens du temple. Un aveu d’échec ? Petit édito.
L’expansion d’internet a révolutionné la critique. Pour l’auteur de ces lignes, qui a fait ses armes sur divers blogs avant de trouver du boulot chez un média web, elle lui a ouvert la porte du métier. Pour des millions d’autres cinéphiles, joueurs ou simples passionnés, c’était l’opportunité de s’exprimer à une plus large échelle, voire d’entrer dans un état de communion avec d’autres « fans », tels qu’ils sont dénommés aujourd’hui. Mais depuis quelques années, il y a quelque chose de pourri au royaume du fandom.
Review-bombing, campagnes de harcèlement ciblées, menaces en tout genre… Quelques irréductibles ne se contentent plus de critiquer, comme nous, comme vous, comme beaucoup. Ils agissent et tentent de faire pression à leur manière, parfois sous couvert d’humour, afin de faire ployer les artistes et les studios. Ces derniers ont commencé à céder : un article édifiant de Variety, largement repris, affirme qu’ils organisent désormais des commissions de fans pour s’assurer de ne pas froisser cette minorité bruyante… et donc de ne pas subir les affres du bad buzz.
Contrôle qualité
Un vétéran du marketing hollywoodien résume bien les choses dans l’article :
« C’est devenu extrêmement fort aujourd’hui. Les gens veulent juste du sang, dans tous les cas. Ils pensent que la pureté de la première version ne sera jamais remplacée, ou alors vous avez fait quoi que ce soit pour irriter le canon d’une franchise adorée et ils vont vous faire tomber pour ça. »
Il fait partie des quelques membres de l’industrie interrogés dans l’article. Non pas qu’un magazine aussi puissant que Variety soit à court de contacts. Personne ne veut témoigner.
Le sujet est pour le moins sensible. La plupart des auteurs et acteurs répondent aux campagnes à leur encontre par l’indifférence. Ou du moins, ils essaient. Les gros studios, eux, réagissent, discrètement. Pour le moment, le plan est de convoquer des « fans » pour leur demander un avis sur le « matériel marketing » des grosses franchises. Qu’est ce qu’un film à leurs yeux, sinon un « matériel marketing » ?
Un exécutif avoue :
« Ils sont très bruyants. Ils vont juste nous dire : ‘Si vous faites ça, les fans vont riposter’. Si c’est assez tôt et que le film n’est pas encore fini, on peut faire ce genre de changements ».
La ligne rouge est franchie… et les gardiens du temple remportent une sacrée victoire. D’autant qu’ils sont loin d’être aussi nombreux que les sections commentaire encombrées des réseaux sociaux pourraient le laisser croire.
John Van Citters, vice-président de la Star Trek brand developpment, explique :
« La vaste majorité des gens sont des fans normaux. Le nombre de gens qui meurent et vivent pour leur franchise est très très limité […]. C’est juste plus simple de le voir maintenant. Je ne sais pas si c’est beaucoup plus répandu aujourd’hui par rapport à 1995. C’est juste que les caisses de résonance n’étaient pas encore là ».
Les forums et autres réseaux sociaux sont effectivement conçus pour donner la parole aux plus véhéments.
Faux combats et vrais mensonges
Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Si les vaillants combattants de la pureté narrative s’en remettent à des méthodes aussi agressives, allant jusqu’au review-bombing et au harcèlement, c’est parce qu’ils n’ont que ça pour se donner raison. Leur fameux adage « go woke go broke » (un film dit motivé par le progressisme serait plus prompt à se planter) est un ramassis de post-vérité, doublé d’une démonstration de cherry picking (sélectionner uniquement ce qui arrange un prpos dans un corpus) flagrante.
En 2018 et 2019, les triomphes successifs de Black Panther et Captain Marvel au box-office étaient devenus des cas d’école, d’autant que les personnages étaient moins connus aux yeux du grand public que leurs homologues des Avengers.
Encore aujourd’hui, des projets ciblés avec véhémence par cette frange colérique continuent à cartonner. Le film Barbie, que notre section commentaire sur Facebook vouait à un échec cuisant, a dominé le box-office 2023, malgré un sous-texte féministe plus qu’explicite. Les Anneaux de Pouvoir d’Amazon, dont les comédiens ont subi une vague de haine assez massive, ne donne pas de signes de mauvaise santé niveau business.
Baldur’s Gate 3 est un véritable phénomène. Quant à Bridgerton, qui à l’époque avait causé quelques descentes d’organes, il s’agit d’un des succès les plus éclatants de Netflix. À moins qu’il s’agisse d’un effet de la vilaine propagande woke… Pile je gagne, face tu perds.
Peut-être que le succès d’un film est surtout conditionné par l’efficacité de sa marque et de sa promotion. Peut-être aussi que les campagnes sont devenues si systématiques qu’elles ont perdu toute force d’impact sur l’inconscient collectif. Cela fait déjà des années qu’Ecran Large et certains de ses concurrents ont cessé de relayer les notes spectateurs des agrégateurs de critiques, constamment polluées et par conséquent plus du tout fiables.
Les chevaliers du fiel
Alors pourquoi les studios s’inquiètent-ils de cette sale ambiance, qui a largement atteint le moindre de nos articles sur un film Disney ? Parce qu’ils aiment rendre le public responsable de leurs idées pourries… ou parce qu’ils cherchent à faire le moins de bruit possible. Difficile de s’effacer derrière une showrunneuse quand tout internet semble en vouloir à son existence même.
Il faudrait plus qu’un simple édito pour remonter à la source de cette tendance, que certains localisent aux alentours du « gamergate« , une vague de mécontentement envers les journalistes jeu vidéo très complaisants, qui a vite viré au harcèlement généralisé quand certains y ont trouvé un prétexte pour s’attaquer aux rédactrices féministes. Difficile de résumer cette déferlante de haine nauséeuse à qui n’est pas « chronically online ». Les gros groupes de divertissement ont-ils laissé l’espace aux prophètes de la haine quand ils ont transformé le commentaire culturel en gigantesque foire de l’influence ? Sans doute, mais le mal est fait.
Un mal qu’on connait bien : les mauvaises notes sur Metacritic et autres Rotten Tomatoes exprimeraient un mécontentement légitime si elles n’étaient pas artificiellement tronquées par des hordes de bot. Les créateurs et surtout les créatrices seraient moins à plaindre s’ils ne se mangeaient pas régulièrement des menaces de mort, tel le casting du S.O.S Fantômes de 2016, par ailleurs sorti en plein « gamergate ». Et la critique artistique serait mieux prise en compte si elle n’était pas noyée dans un torrent de racisme et d’homophobie.
Des méthodes utilisées pour lutter contre un art « trop politique », mais qui a fait des émules chez des mouvements bien politiques. Comment oublier le piratage de votre site orange préféré (encore une fois, illégal), sur lequel un pauvre hère s’est acharné pendant des heures… pour supprimer un texte qui ne lui a pas plu, car trop véhément envers son camp ?
Beaucoup considèrent que souligner la toxicité générale des espaces de débat autour de la culture populaire, c’est diaboliser une frange du grand public qui aimerait exprimer son mécontentement. Nul doute qu’il y a de nombreuses victimes collatérales dans cette « culture war » digitale.
Mais comment alors justifier l’absence évidente des femmes dans les discussions et sites évoquant le cinéma grand public ? Cinéma grand public qui attire les deux genres. Bien que certaines franchises (Star Wars) restent majoritairement une chasse gardée masculine, une étude de Webedia movies pro et Vertigo Research suggérait que les jeunes femmes américaines allaient plus au cinéma que les jeunes hommes.
Sur le Youtube d’Ecran Large par exemple, pourtant haut-lieu de wokisme paraît-il, elles sont 10% à nous suivre et beaucoup moins à commenter. Peut-être le climat généralement hostile à tout ce qui n’est pas doté d’un pénis, blanc et hétéro ne leur donne pas envie de partager leur avis ou s’investir dans un cinéma qu’elles sont pourtant nombreuses à apprécier. Et peut-être serait-il temps de leur laisser de la place, plutôt que de protester plus fort encore?
On peut plus rien dire…
Plus généralement, c’est le refrain entonné partout sur internet qui prend des formes concrètes : le public d’une œuvre en serait le propriétaire légitime et donc libre d’exiger des studios et des artistes un droit de regard. Une conception de l’art qui va avec le vocabulaire désormais adopté par les patrons des plateformes de streaming, musicales ou cinématographiques : la culture est devenue un produit de consommation. L’esthète est devenu un client. Et à l’heure du web 2.0, le client est roi. Il sera difficile pour certaines communautés d’entendre le contraire.
Même un organe de presse web tel qu’Ecran Large en a fait les frais. Il y a quelques années, il lui est venu l’idée saugrenue d’investir TikTok, et d’y commenter les blockbusters du moment. Grand mal lui en a pris, puisqu’outre le malaise ressenti par des rédacteurs peu au courant de l’ambiance sur le réseau social, les critiques négatives des films Marvel ont pour la plupart été retirées par l’algorithme. Il s’avérait qu’un abus systématique du système de signalement permettait aux mécontents de purement et simplement supprimer nos innocentes pastilles. Résultat : on a cessé de donner notre avis là-bas sous cette forme, laissant les gardiens du temple entre eux.
Hollywood se range face à l’adversité des communautés en ligne, non pas parce qu’elles représentent une part de marché menaçante (pas besoin d’un diplôme en économie pour savoir que toute entreprise capitaliste cherche à éviter ça), mais parce qu’elles passent désormais à l’offensive, menaçant non seulement les agrégateurs de notes, mais aussi les actrices et acteurs concernés.
Dans les années 1970, les artistes régnaient sur les studios. Dans les années 1980, les studios régnaient sur les artistes. En 2024, les fans toxiques sont sur le point de régner sur les studios… et donc sur les artistes. Les conséquences se font déjà ressentir chez Pixar par exemple.
Beaucoup de ces frondeurs politisés, qui ont dédié toute une partie de l’écosystème Youtube à ces attaques, voudraient y voir un beau mouvement de souveraineté. C’est la fameuse liberté d’expression remixée à la sauce libertarienne, très à la mode, qui supplanterait même les lois sur des réseaux sociaux qui ont de toute manière abandonné toute volonté de modération en conséquence. Libre à nous d’y voir l’agonie d’un art populaire et, paradoxalement clivant, qui dépossède l’auteur du pouvoir qu’il exerce sur son travail pour le donner à tous ceux ayant eu le malheur de l’apprécier.
Comment surprendre, choquer, provoquer des réactions quand des groupes de consultation et des gardiens du temple (au sens religieux du terme) contrôlent le moindre aspect social et narratif, modèrent la sexualité et la couleur de peau des personnages qu’eux jugent dignes de leurs attentes ?
Bonne question, à laquelle beaucoup ont cessé d’essayer de répondre, laissant les clés de la culture pop à des yes-men aux ordres. Peut-être ne faudra-t-il plus s’étonner de constater l’aseptisation progressive du paysage hollywoodien.
Mais parfois, les reproches des fans toxiques nous évitent un hideux Sonic, et par la même ajoute un Gag méta au Film Tic et Tac !
car oui, se plaindre du Design d’un personnage avant même d’avoir vu le film, ça aussi ça peut être considéré comme « toxique ».
En fait le problème vient surtout d’internet et de la possibilité pour tous de pouvoir émettre un avis sur tout et n’importe quoi, qu’il soit construit et intelligent, ou irréfléchi et débile (voire haineux).
on fait Tous partie du problème.
Super article !. Un moment d’émotion. Je me suis retrouvé dans la cour de récré de 5ième entre petits garçons braillards qui s’empoignent pour des fadaises et qui se mettent à pleurer dès que quelqu’un parle plus fort qu’eux. Oh!! cette gueguerre entre les fans toxiques et les fans intoxiqués. C’est absolument bouleversant. Et puis ceux qui pensent avoir perdus (quoi au fait ?) et qui sont tout aussi prompts à se trouver des cibles pour rager autant que les autres… Que dire de ces histoires sur le review bombing. Un retour bien complotiste dans des tirades dignes des antivaxes et autres inventeurs de nanocellules espionnes injectées par des infirmiers complices des grands groupes qui nous manipulent.
En fait je m’étais juste un peu dit qu’entre ces fans « toxiques » minoritaires et bruyants – et les moutons béas intoxiqués tout aussi bruyants minoritaires et cyberharceleurs, il y a tout d’abord les autres: la majorité silencieuse. Si la majorité silencieuse n’adhère pas alors elle ne visionne pas et ça fait des pertes d’argent et des séries non renouvellées. Elle veut juste un truc un peu pareil et un peu différent, fait avec talent et qualité pour faire passer la nouveauté qu’elle n’ose pas approcher dans un premier temps mais qu’elle apprécie si c’est bien fait. Elle n’a que faire des crétineries de youtube et des blogs et autre fanzine ou magazine américain élitiste.
Les pontes du marketing devraient revenir à leurs fondamentaux si ils veulent se payer leur rolex et devenir quelqu’un avant cinquante ans…. pardon avant quarante ans.
L’article de Variety est plutôt toxique en fait. Faut pas se chercher un faux coupable. Si quelqu’un a vaincu hollywood c’est d’abord le public qui ne visionne plus des films et des séries qui ne lui parlent plus.
La dictature de la toxicité ! Ça craint vraiment pou l’avenir de nos sociétés.
Rien que dans les ecoles maternelles, il y a une recrudescence de dépression de la part des instits mais aussi de chefs d’établissements face à des bambins capricieux et tout puissants. Car de plus en plus de parents se désengagent de leurs rôles d’éducateurs, sous prétexte que leur progénitures ne doivent pas être réprimer dans leurs excès et que l’on se doit de les laisser s’exprimer pour leur soit-disant bien-être, faisant d’eux des enfants en insécurité psychologique permanente car non structurés par des limites que chacun se doit de leur poser.
Ces mêmes enfants deviendront les adultes de demain. Dès lors, comment une société peut-elle se structurer si celles et ceux qui la constituent n’en sont pas capable car trop centré(e)s sur leur unique personne.
Plus le temps passe, plus il me semble que nous nous dirigeons inexorablement vers une société narcissique où chacun s’emploira à écraser l’autre pour satisfaire ses besoins ultra-personnels.
Alors que d’un autre côté, certains réclament plus d’autorité étatique alors même que cette autorité leur font défaut sur le plan individuel ou qu’ils n’en veulent pas pour eux-mêmes.
Fallait bien rattraper les années de forcing inverse, empêchant des tas de gens d’avoir le droit de travailler…
Très bon article !
D’ailleurs, si jamais vous en avez la possibilité, j’aimerais bien avoir votre avis sur l’apparition de « Trigger Warning » en début de film comme par exemple j’ai pu voir dans Blink Twice très récemment.
Ces articles sur l’évolution du cinéma sont très intéressant.
Rien de justifie toutes cette haine et ce harcèlement. Si les gens ne sont pas contents le meilleur moyen c’est de toucher le portefeuille des studios en ne pas allant voir ces œuvres au cinéma !
Super édito !
C’est triste de voir les cinéastes complètement terrorisés par les commentaires haineux de darons quadragénaires qui ne supportent pas qu’on touche à leurs joujoux qui leur rappellent leur jeunesse dorée dans les années 90. Je pense que le rapport de force s’inversera après une succession de bides de ces produits aseptisés, qui remotivera peut-être les studios à engager des vrais créatifs sur leurs gros projets et leur laisser le champ libre.