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Le film de SF maudit et à jamais incomplet : l’histoire dingue et triste de Sur le Globe d’Argent

Par Léo Martin
23 septembre 2024
MAJ : 17 octobre 2024
Le film de SF maudit à jamais incomplet : Sur le Globe d'Argent

Film fou, maudit, ambitieux, unique… Sur le Globe d’Argent d’Andrzej Żuławski est une chimère du cinéma, passionnante, mais incomplète.

En 1977, alors que Star Wars s’apprêtait à changer le cinéma de science-fiction américain pour toujours, un autre récit de SF voyait son tournage s’interrompre soudainement. Bien éloigné du space opera d’aventure de George Lucas, Sur le Globe d’Argent pourrait être considéré comme son antithèse absolue. Cette fable spatiale signée Andrzej Żuławski (Possession, L’Important c’est d’aimer) est opaque, psychédélique, perturbante… et au lieu de chercher à divertir, elle déroule son discours philosophique et politique de façon très frontale.

Rien de dépaysant quand on est habitué de la littérature de SF. Mais rarement un film avait alors tenté de transposer à l’écran la densité (parfois indigeste) des cette littérature comme le fait Sur le Globe d’Argent. À bien des égards, le long-métrage d’Andrzej Żuławski ressemble un peu à un Dune polonais. On y retrouve des thèmes similaires à l’œuvre de Frank Herbert (l’avènement d’un messie dans une civilisation barbare, les allégories du fascisme, la religion). Cette gémellité ira jusqu’au point où Dune partagera sa malédiction des projets d’adaptation (avant l’arrivée de Denis Villeneuve) avec Sur le Globe d’Argent.

Żuławski, le globe rêveur

Infortuné et inachevé, Sur le Globe d’Argent est un puzzle du cinéma de science-fiction qui parvient à se démarquer de la filmographie de Żuławski par sa singularité. Et ce n’est pas un mince exploit quand on s’est déjà un peu confronté aux autres productions du monsieur. Le cinéaste polonais est en effet connu pour son style anticonformiste, ses tournages traumatisants et son goût pour les contes viscéraux.

Et il n’est pas évident d’aborder son cinéma tant il est divers et riche. Mais de manière générale, on peut dire que Żuławski a toujours utilisé son médium pour explorer des thèmes métaphysiques, existentiels et sociétaux – notamment en lien avec la situation de la Pologne entre les années 70 et 80. Żuławski n’a jamais été du genre à faire des compromis avec sa vision des choses, ce qui a eu pour effet de marginaliser certains de ses films.

Rien ne peut vous préparer à ça

Ainsi, lorsqu’il rencontra l’opportunité d’embrasser chacune de ses obsessions en un seul projet, il s’attela bien entendu à la production d’un film encore plus marginal que les autres. Plus chaotique, mais aussi plus personnel. Car Sur le Globe d’Argent est la concrétisation d’un rêve. Pendant longtemps, le cinéaste caressait le fantasme d’adapter une saga littéraire appelée La Trilogie Lunaire, écrite par son grand-oncle, Jerzy Żuławski. Et malgré la difficulté du défi, il compte bien y parvenir.

Il s’agit là d’une épopée colossale (de la même façon que Dune) prenant place sur une Lune fraîchement colonisée par des rescapés humains et dans laquelle la mythologie se mêle à la spiritualité et la philosophie. Cette adaptation sera ainsi pour Żuławski l’occasion de créer une histoire de SF qui dépasse les frontières de la simple aventure spatiale et articulera une réflexion sur la nature humaine, l’amour et l’existence. Et pour ce magnum opus, la modération et la prudence seront hors sujet. Il va tout donner – tout ce qu’il a – afin d’accoucher du film ultime.

L’ambiance, les costumes, les maquillages… tout est captivant dans le film de Żuławski

Pendant son exil en France, Żuławski connait une certaine renommée grâce à L’important c’est d’aimer (film génial porté par la performance saisissante de Romy Schneider). Sa patrie, la Pologne, décide en conséquence de reconsidérer Żuławski et l’intérêt de son cinéma. Le réalisateur est alors accueilli à nouveau chez lui et on lui donne carte blanche (enfin presque) pour faire un long-métrage polonais. Le projet de son choix et financé par l’Etat ! C’est le contexte parfait pour Żuławski pour faire naître sa version de La Trilogie Lunaire.

En 1975, il se lance aussitôt dans l’écriture d’un scénario afin d’adapter la fresque de son grand-oncle. Puis il démarre le tournage de Sur le Globe d’Argent, l’année suivante. Sa première décision sera de ne rien filmer en studio. Pour le réalisateur, sa Lune fantasmée doit être ancrée dans de vrais paysages sauvages et indomptés. Il déploie alors ses équipes en Pologne, en Crimée, dans le Désert de Gobi et dans les montagnes de Caucase.

Vous reprendrez bien un peu d’imagerie biblique glauque ?

Un tournage infernal

Avec son scénario, Żuławski avait déjà du pain sur la planche pour rendre son film digeste. Les dialogues sont des récitations qui oscillent entre poésies et lamentations introspectives. Les références bibliques et les allégories politiques sont (très) nombreuses, jalonnant un récit en trois actes et à la complexité vertigineuse. Autant dire que le matériel avec lequel le réalisateur polonais travaille en 1976 n’est pas aimable. Ni pour les comédiens ni pour personne. La production du film a donc tout intérêt à ce qu’elle se passe sans encombre et avec fluidité, afin que Żuławski puisse mettre de l’ordre dans son histoire et obtenir un résultat final un peu plus clair pour le grand public.

Mais comme vous vous en doutez désormais, c’est évidemment tout l’inverse qui s’est produit. Le tournage de Sur le Globe d’Argent sera un champ de bataille permanent du fait de nombreuses restrictions techniques, de conditions environnementales intenables et d’une censure radicale qui surviendra plus tard. Le film rêvé de Żuławski devient vite un calvaire de réalisation. Et c’est un peu de sa faute…

Même si esthétiquement fantastiques, les scènes tournées sur l’eau ont dû être un sacré bazar

Les décors naturels choisis par Żuławski sont souvent difficiles d’accès pour une équipe lourdement équipée (entre des montagnes inhospitalières, des déserts arides et des scènes sur l’eau, les comédiens en costume et les techniciens ont sans doute souffert). Les conditions météorologiques sont très rudes et la fatigue générale se fait bientôt ressentir. Bref, c’est pas une ambiance idéale pour tourner un film aussi long et compliqué que celui-ci.

Si on y ajoute le caractère perfectionniste et exigeant (probablement trop) de Żuławski, c’est encore pire. Le cinéaste pousse ses comédiens dans leurs retranchements (comme il l’a toujours fait sur ses films ; Isabelle Adjani peut en témoigner avec le tournage de Possession). Et c’est à ça que l’on doit l’aspect fiévreux, presque cannibalesque, du long-métrage. On le ressent particulièrement dans certaines séquences où les acteurs improvisent et paraissent à la limite de la rupture nerveuse.

En guise d’exemple, on pourrait citer l’effarante scène de confrontation entre Marek (protagoniste de la deuxième partie du film) et le Shern (un alien télépathe terrifiant au costume extraordinaire). La performance délirante d’Andrzej Seweryn y est aussi lunaire que spectaculaire.

Les Sherns ont tout pour être des monstres mythiques du cinéma ; de leur costume jusqu’à leur symbolique

Une œuvre inachevée mais légendaire

Alors que le tournage avance péniblement, la censure polonaise s’abat finalement sur le film. Le gouvernement n’est pas aveugle et constate bien que plusieurs sous-textes de Sur le Globe d’Argent critiquent le régime communiste. C’est notamment le conflit entre les Sélénites et les Sherns – évoquant ouvertement une rébellion du peuple polonais contre un état totalitaire – qui va alerter les autorités culturelles. Mais Żuławski n’en démordra pas. Il croit en la liberté (artistique et humaine) et n’a pas oublié sa rancœur envers la politique de son pays. Durant son enfance, il a été témoin des exactions de ce régime : les exécutions sommaires sur la voie publique, la mort de sa sœur, la famine…

Le cinéaste ne renoncera ainsi jamais à l’expression de ses opinions les plus profondes. Ce qui lui coûtera son film somme, malgré toutes les épreuves que lui et son équipe viennent de traverser. Les autorités polonaises ordonnent l’arrêt brutal de sa production en 1977. Au même moment, les rebelles de George Lucas triompheront d’un autre régime totalitaire, mais dans une galaxie lointaine, très très lointaine…

Comme dans Dune, la drogue joue un rôle important dans cette histoire

15 % à 20 % des scènes de Sur le Globe d’Argent ne seront jamais tournées. Les costumes sont saisis (et c’est bien dommage) et une grande partie des bobines du film est confisquée. Żuławski, une fois de plus, quitte la Pologne. C’est un échec cuisant et franchement douloureux. Comment tant d’efforts et de peines peuvent-ils être balayés si aisément ? Par bonheur, c’est un heureux dénouement qui attend notre histoire. Enfin, heureux n’est pas le mot. Mais au moins le film existe.

En 1987, la Guerre Froide s’est atténuée et la Pologne se dirige doucement vers sa IIIe République. Żuławski a donc l’occasion d’y retourner pour récupérer son long-métrage et en terminer la production avec les moyens du bord. Durant le montage, il doit toutefois redoubler intégralement les scènes (du fait de la perte du son sur ses bobines). Il doit aussi trouver une manière de combler les séquences manquantes (presque un cinquième du film, on le rappelle) pour que l’histoire reste un minimum cohérente. La solution qu’il imagine est plutôt bancale, mais ce sera ça ou rien.

La fête de fin de tournage

On se retrouvera donc avec un film qui devait durer plus de 3 heures à la base et en fera seulement 2h40 (ça qui est pas mal, mine de rien). Les séquences manquantes (certaines étant essentielles pour comprendre le bazar bien cryptique du scénario) sont remplacées par des prises de vue de la rue et du métro durant lesquelles la voix off de Żuławski résume ce qu’on était censé voir, mais qu’on ne verra jamais. Et ce montage étrange et fragmentaire n’aide pas au déchiffrement de cet OVNI qu’est Sur le Globe d’Argent. Bien au contraire. Mais il en renforce la mystique.

L’aspect halluciné du film (du fait de son tournage chaotique), le symbolisme débordant de son récit et le morcellement du montage participeront à en créer un charme unique. Il n’existera jamais une œuvre comme celle-ci, c’est un fait. Et c’est bien grâce à sa production hors norme, sabotée et malchanceuse. Sur le Globe d’Argent sortira finalement à Cannes en 1988 (à Un Certain Regard). Depuis, son incomplétude continue d’en faire l’un des objets audiovisuels les plus stimulants de la SF.

Il y aurait beaucoup d’autres choses à dire sur ce film fascinant et infini. Tenter d’analyser une seule scène ou un dialogue suffirait à remplir un article entier. Mais le mieux est encore d’en faire l’expérience, si ce n’est pas déjà fait. Vous vous en souviendrez.

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jerome1

Je n’avais jamais entendu parler de ce film. Il faut absolument que je découvre ça. Merci d’avoir sorti cet article assez passionnant. Possession m’avait déjà bien retourné quand j’ai enfin pus le voir mais là je pense que c’est encore un autre niveau.

des-feves-aux-beurres-et-un-excellent-chianti

Au lieu de filer de la tune à snyder…tellement de projet originaux pas bankable qui pourraient se faire financer.
.

Sinon l image me fait penser à un des monstres du .labyrinte de pan

Eomerkor

De Żuławski je connaissais surtout ses films tournés en dehors de sa Pologne natale hormis Szamanka. C’est assez compliqué de rentrer dedans mais on ne peut pas nier un certain style. Je ne connaissais pas son Globe d’Argent. Une adaptation surement bien différente du roman de son tonton. Certains plans me rappelle l’ésthétique de Stalker. Bien intrigué par le résultat.

zakmack

Je n’avais jamais entendu parler de ce film. La bande annonce et l’article font sacrément envie, même si j’ai un peu peur de rester à la porte. Après, rien que pour le choc esthétique, ça se tente !