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Scarlett Johansson dans un Virgin Suicide comique : Ghost World, le teen movie à sortir de l’oubli

Par Ange Beuque
16 septembre 2024
MAJ : 23 octobre 2024
Virgin Suicides en plus drôle : oui, Ghost World compte parmi les meilleurs films sur l'adolescence

Adolescence, ton univers impitoyable… Nombreux sont les artistes à s’être penchés sur ce passage charnière à l’âge adulte. Mais combien l’ont fait avec autant de pertinence que Ghost World, adapté de la bande dessinée éponyme par Terry Zwigoff ? Ce cinéaste trop rare profite d’une Thora Birch en feu depuis American Beauty et d’une Scarlett Johansson déjà brillante du haut de ses 15 ans pour livrer une pépite intemporelle.

Au moment de se lancer dans le monde adulte, certains transforment leur crise identitaire en dialectique du pouvoir et de la responsabilité. Mais même dans le neuvième art, il n’y a pas que les super-héros qui galèrent à s’extraire de l’âge ingrat : les autres n’ont en général que leur cynisme et leurs complexes à opposer.

Derrière l’incontournable John Hugues (Breakfast Club), et alors que Sofia Coppola vient de tout casser avec son spleen-dide Virgin Suicides, le début du XXIe siècle voit débouler un sérieux concurrent sur le segment des meilleurs films adolescents. Deux documentaires, trois fictions : la filmographie complète de Terry Zwigoff est un fantasme de complétiste pressé. Avec Ghost World, il s’installe à la table des plus grands… sans forcément obtenir leur notoriété.

Lost in transition

Le seigneur des graffitis

Un jour qu’il passait dans un quartier craignos de Chicago, le regard de Daniel Clowes est attiré par un graffiti parmi la masse de ses congénères illisibles : « Ghost World ». S’agit-il d’une chanson, d’une création spontanée ? Il l’ignore. Mais l’expression lui reste en tête, et deviendra le titre de son œuvre phare.

Le roman graphique Ghost World est publié en 1997, et parvient à séduire bien au-delà de son cercle d’admiratrices adolescentes. Le cinéaste Terry Zwigoff fait partie de ceux qui se sont laissés charmer par son univers décalé. Le monde de la bande dessinée ne lui est pas étranger, puisqu’il s’est fait une petite réputation grâce à un documentaire dédié au dessinateur Robert Crumb, récompensé à Sundance. Depuis, il reçoit des scénarios par dizaine, sans en juger aucun à la hauteur. Lui, ce qu’il recherche, c’est l’authenticité.

Mr. Pink est en vert

En cette fin de XXe siècle, les adaptations de bandes dessinées américaines sont encore loin du sport national dopé aux pouvoirs super-héroïques. Les quelques spécimens qui nous parviennent sur grand écran sont plutôt tirés de mangas (Akira en 1998) ou du bon vieux filon franco-belge (Astérix et Obélix contre César en 1999). Mais Zwigoff ne va pas hésiter à démarcher Clowes, qui n’avait même pas envisagé pareille destinée pour son récit.

C’est à quatre mains qu’ils s’attellent au scénario. Les deux hommes se découvrent des visions très communes. Leur collaboration se déroule à merveille au point de s’étendre pendant toute la durée du développement, Clowes étant invité à jouer les consultants sur le plateau. S’ils conservent évidemment l’univers et ses héroïnes, avec toutefois un accent plus marqué sur Enid, ils font le choix de remodeler l’intrigue en profondeur.

Bully him

Parmi les ajouts remarquables figure bien évidemment le génial personnage de Seymour, accumulateur compulsif de disques et de rencards foireux. Interprété par Steve Buscemi, cet énergumène aussi décalé que touchant semble à la fois fraîchement échappé d’une case de Clowes tout en étant très inspiré de Zwigoff lui-même. Celui-ci piochera d’ailleurs dans ses propres collections pour peupler l’intérieur de la maison de son héros.

La partie la plus délicate consiste à réunir le financement. Échaudés par la singularité de l’entreprise, les gros studios hollywoodiens déclinent. C’est finalement la compagnie Mr. Mudd (nommée d’après un meurtrier…) qui débloquera les choses, dont l’un des cofondateurs n’est autre que John Malkovich. Elle produira également quelques années plus tard Juno, qui entretient avec Ghost World certains traits de parenté.

Lulu vs Seymour

Un duo d’héroïnes inoubliable

Ghost World doit beaucoup à l’alchimie irrésistible de ses deux têtes d’affiche, Thora Birch et Scarlett Johansson. À l’origine, la première avait plutôt été sollicitée pour le rôle de Rebecca, finalement tenu par la seconde. Mais celle qui vient de tout casser avec American Beauty a insisté pour se positionner sur celui d’Enid, pour lequel Jennifer Love Hewitt, Alicia Silverstone et Claire Danes étaient plus ou moins envisagées. Avant de partir à la rencontre de Zwigoff, Birch se coupe et teint les cheveux et chausse de fausses lunettes. Pari gagnant.

Dès son introduction, où elle esquisse une chorégraphie à la Pulp Fiction devant un intermède musical du film indien Gumnaam, elle crève l’écran. Enid n’est pourtant pas un personnage simple à appréhender : pince-sans-rire, parfois cruelle et blessante, vulnérable, souvent sans filtre… Conformément aux souhaits de Clowes et Zwigoff, elle n’est ni aimable ni malaimable : elle est, et c’est déjà beaucoup.

Hocus Pocus

Enid n’a pas de grande quête épique à faire valoir, sauf peut-être se dégoter un appartement. Sa seule motivation, c’est de traverser l’été sans trop de dommages ni mauvais choix. Elle lutte pour trouver sa place à un moment charnière de son existence et refuse les concessions par peur de se perdre elle-même. Saisie d’émotions contradictoires, elle éprouve la terreur qu’aucune peau ne vienne remplacer celle que sa mue en cours abandonne. « Je n’arrive pas à exprimer ce que je ressens », avoue-t-elle finalement.

Ghost World croque avec une sensibilité hors norme les impasses du passage à l’âge adulte, et Birch fait des merveilles dans ce personnage délicieusement complexe. Elle a nourri une telle identification pour cette héroïne, ses opinions et sa perception de la vie qu’elle s’est, de son propre aveu, quelque peu perdue en l’interprétant. Il lui a fallu plusieurs mois pour « redescendre » après le tournage.

Le plus déchirant, c’est que ce rôle constituait déjà quasiment le chant du cygne de sa carrière. Alors qu’American Beauty et Ghost World l’avaient bardée de prix et de reconnaissance, Birch en sera réduite à des films de genre sans saveur et disparaîtra petit à petit de l’affiche.

L’audace, c’est ça

Face à elle, Scarlett Johansson (révélée par L’Homme qui murmurait à l’oreille des chevaux de Robert Redford) continue à démontrer sa précocité. À l’écran, elle est épatante alors qu’elle n’a encore que quinze ans. Zwigoff affirme qu’il n’avait pas compris qu’elle était si jeune au moment du casting, bluffé par sa maturité. Il s’inflige ainsi une contrainte supplémentaire, puisqu’il convient de la faire tourner deux fois moins chaque jour.

L’alchimie entre les héroïnes est d’autant plus plausible que l’écriture de leur connexion est fine, basée sur des détails, des regards, des micro-expressions. Pour ne rien gâter, en dépit de l’écart d’âge qui aurait pu être sensible à ces âges-clés, les deux actrices ont entretenu une réelle amitié.

Devil got my woman

Un thème puissant traité intelligemment

L’idée de génie, c’est d’avoir peuplé Ghost World de marginaux. Un maniaque du nunchaku en supérette que le gérant tente de chasser à la serpillère, une enseignante d’art plastique aussi allumée qu’une enseignante d’art plastique, un vieil homme attendant chaque jour un bus impossible : son univers est hanté par de doux illuminés définis par leurs obsessions. Jamais menaçants, ceux-ci ne réclament que de pouvoir vivre selon leurs propres règles. Quelle meilleure manière de capturer l’essence adolescente ?

Il s’agit d’inadaptés au sens pur, dont les lubies ou l’introversion compliquent l’accès à l’autre. Que le monde bascule massivement dans la surconsommation accentue l’ampleur du gouffre. Et s’ils parviennent parfois à se rencontrer en laissant leurs folies respectives se percuter (le rapprochement d’Enid et Seymour), Zwigoff limite astucieusement le nombre de figurants en arrière-plan pour faire de Ghost World un film sur la solitude – celle que l’on porte en soi.

Quand tu attends la scène post-générique pré-Marvel

Lorsqu’il s’attelle à l’adaptation, Terry Swigoff compte deux documentaires à son actif : l’un sur le musicien de blues Louis Bluie, l’autre sur le dessinateur underground Robert Crumb. Il s’en nourrit pour traquer une forme d’authenticité derrière la fiction. Il laisse régulièrement la caméra tourner un peu plus longtemps que nécessaire, parfois à l’insu de ses acteurs, pour capturer leur spontanéité.

Il consacre de la pellicule à des moments qui semblent insignifiants, mais qui constituent le sel de ce désœuvrement général. Ces choix lui permettent de prendre le contre-pied des American Pie et autres comédies adolescentes standardisées qui pullulent sur les écrans.

When people run in circles, it’s a very, very Ghost World

En endossant le caractère atypique de ses protagonistes, Ghost World saisit mieux que d’autres ce mélange de tristesse, de drôlerie, de cruauté parfois (« il devrait faire gaffe, il risque d’attraper le sida lorsqu’il la violera ») typique de cette période aussi tragique que poétique.

De la même manière que sa fin, sujette à interprétation, le sort du film laisse songeur. Si ceux qui le connaissent intimement le tiennent en très haute estime, son cœur aussi tendre que cynique lui vaut d’avoir été largement incompris. Beaucoup ignorent son existence, sa singularité étant noyée dans la masse de ses semblables, bien qu’il affecte de se moquer de ne pas être plus populaire. Bref : Ghost World est un adolescent comme les autres.

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robindesbois

Grand fan de Daniel Clowes, je crois que j’ai encore plus préféré le film au roman graphique (je recommande évidemment les deux).

Ca fait longtemps que je l’ai vu, ça m’a donné envie de revoir le film et relire le roman graphique.

Mais le meilleur film de Terry Zwigoff est à mon sens Art School Confidential, scénarisé par Clowes qui a été très impliqué. Une pépite injustement méconnue. Dommage que Zwigoff et Clowes n’aient pas continué à bosser ensemble. Une adaptation de David Boring, Ice Haven ou Patience auraient été intéressants Je crois que Zwigoff n’a même plus réalisé de film après ça Art School Confidential, c’est bien dommage.

mcinephilly

Curieuse de découvrir ce film dont je n’avais jamais entendu parler avant !